Lave-linge et luxure
Texte & Voix : Marie-Philippe Joncheray
« Lave-linge et luxure est un texte du quotidien, une sorte d’instantané qui relève un peu du journal, qui raconte un début de matinée ordinaire. Je l’ai écrit en recherchant la spontanéité, la légèreté et la liberté de ton, dans la perspective de la mise en voix. Je suis très attentive à la vie matérielle et concrète parce que d’une façon générale ce sont ses détails saillants qui déclenchent en moi l’envie d’écrire qui est intimement liée au désir de vivre. Le désir, simplement physique comme ici ou plus ample est le moteur de la création et de la vie. » Marie-Philippe Joncheray
"Lave-linge et luxure" de Marie-Philippe Joncheray
7h30, la radio dans la cuisine est trop forte, elle m’arrache brutalement au sommeil, je n’ai même pas le temps de rappeler à moi mes rêves, pas le temps de les visionner, ils se sont envolés et la place à côté de moi est vide. Scandale. Personne pour me sortir des limbes par de chaudes caresses, nulles grandes mains fortes sur mes seins, nul sexe en érection contre mes fesses, le désir a déserté mon lit très tôt ce matin.
Triste sort, je me lève.
Dans la cuisine, l’enfant déjeune. Je pose un baiser sur le sommet de sa tête qui frétille de joie. Mon homme aussi est attablé. Je l’embrasse. Il frétille de joie aussi. Que de joie ce matin dans ma cuisine et que de monde.
J’aurais préféré que cet homme-là soit dans mon lit. Et sans sa robe de chambre si possible. Mais je me rends bien compte que je demande l’impossible ce matin.
La radio diffuse la voix mal assurée d’une réalisatrice qui parle de son dernier film. Elle dit que créer l’aide à vivre avec ses morts, elle parle de désespoir et de joie, d’humanité vacillante. Tout ce qu’elle me dit me plaît, je suis d’accord.
Je dois tendre l’oreille pour l’entendre car ici on dirait que le cinéma n’intéresse personne. On veut me parler de sucre, de sucrier, d’un sucrier disparu, dont on vient de se rendre compte de la disparition, et c’est un événement, il faut en parler. Oui, c’est moi qui l’ai cassé. Mes regards noirs n’ont aucun effet sur la logorrhée de l’amateur de sucre.
Quoique. L’air se charge d’une certaine électricité. On a bien compris que le sucrier ne m’intéresserait pas ce matin. Qu’il y avait autre chose.
L’enfant part à l’école. Dieu bénisse l’école et ses horaires matinaux. J’admire le service public à la française.
Nous ne sommes plus que deux à présent dans la cuisine avec aussi ma réalisatrice. Après les infos de 8h elle revient mais escortée par un homme qui fait de grandes phrases sur de grands et beaux chââââteaux d’une voix très assurée. Je sens qu’elle prend le large. J’essaie de ne pas perdre le fil qui nous lie mais déjà le charme est rompu. L’homme s’écoute parler et il est bien le seul. Il est habitué. Il sait faire. Ce que j’aime chez ma réalisatrice c’est qu’en parlant elle interroge, elle ouvre une réflexion, elle est inspirante. Mais elle ne dira plus rien à cause du bavard. Je ferais mieux d’éteindre la radio, c’est mieux pour les économies d’énergie et pour la planète.
Nous ne sommes plus que deux à présent dans la cuisine donc et mon homme me tourne autour en silence, me frôle même avec une détermination discrète mais certaine. Au moins il ne me pose plus de question au sujet d’un sucrier disparu dont il a poussé le vice jusqu’à m’en demander le prix, le prix du sucrier acheté il y a 10 ans. Et il passe derrière moi tout près, moi qui suis en train de déjeuner. Moi qui n’ai pas fini mon thé. Est-ce possible de boire son thé en toute sérénité ?
Ce thé dont le parfum de jasmin caresse mon âme de voyageuse.
Il faut reconnaître qu’il a mis beaucoup de feuilles de thé ce matin dans la théière, c’est meilleur quand il y en a beaucoup, ça a du goût et ça me rappelle exactement PingYao, cette ville chinoise ancestrale, dans son jus miraculeux du 18e siècle, l’hôtel situé dans une demeure traditionnelle, la même que dans le film Épouses et concubines avec plusieurs cours en enfilade bordées de chambres, où nous dormîmes sur un kang, sorte de maçonnerie de briques, où le feu en hiver brûle. C’était l’été. Le kang est assez haut. Je dirais entre 80 cm et 1m de haut. Il est couvert d’un matelas de coton, avec un oreiller de céréales, ou de noyaux de cerises je ne sais plus. Je me souviens du thé délicieux que nous y avons bu et de l’amour que nous y avons fait, utilisant judicieusement la hauteur du kang. Mon lit n’est pas un kang mais sa hauteur est aussi judicieuse.
Je bois mon thé, je mange mon pamplemousse et ma tartine.
Mon homme aux mains baladeuses continue de me tourner autour. Je lui demande pourquoi il a déserté ma couche et s’est levé si tôt alors que ce matin il ne va pas au travail ? Ce matin c’est livraison du lave-linge et avant la livraison du lave-linge, on aurait dû faire la grasse matinée.
J’arrivais pas à dormir, me dit-il.
Ah oui, c’est vrai, son travail le tourmente et le rend insomniaque. Je le plains et tends l’oreille vers ma réalisatrice radiophonée. Elle dit qu’elle ne fait pas de l’auto-fiction mais de l’autobiographie imaginaire. Ça me plaît bien comme expression, je la note. Je me demande bien ce que je pourrais faire dans mon autobiographie imaginaire…
Donc, le lave-linge doit être livré entre 9 et 10H. Il faut être prêt. Et je me prépare à refaire des lessives presque avec plaisir, avec soulagement en tout cas. Après deux semaines de panne, la famille tire la langue, le linge sale déborde de partout et les garçons puent. Personnellement je peux encore tenir un mois, je ne pue pas, moi.
Mon homme continue de rôder, comme s’il voulait exprimer quelque chose, la pression s’accroît, je le sens bien.
Il est derrière moi, contre moi, il ouvre ma robe de chambre, découvre mes épaules et palpe et caresse mes deux seins avec ses deux mains, ce qui me donne une idée de la perfection de ce monde. Ma peau est souple, très souple, peut-être trop souple pour ne pas dire relâchée, mais c’est très agréable et en plus rien de tel que des caresses bien appliquées pour raffermir les seins. Donc je me laisse faire. Je m’écarte un peu de la table et il pose sa bouche sur moi.
Et puis le voilà qui parle d’enfoncer son sexe dans ma gorge, tout au fond. Alors moi je lui dis que ça c’est dans les films, pas dans la vraie vie. Tu as déjà enfoncé quelque chose jusqu’au fond de ta gorge ? Parce que ça fait vomir, je lui dis. Il dit pourtant on dirait qu’elles adorent ça les filles. Je lui dis que ce sont des comédiennes les filles, des performeuses qui exécutent des fantasmes de mecs. Il me dit c’est fou quand même que cette violence soit la règle.
Ben oui c’est fou…
À propos de folie, le temps file. Je regarde l’heure à l’horloge de la cuisine, 8H30 passées. Et elle retarde.
Mon homme continue de rôder serré. Il dit :
On y va ?
Où ? dis-je.
Ben, au lit !
Mais le livreur de lave-linge est susceptible de passer à partir de 9h ! m’exclamai-je incrédule. C’est folie ! Ok, on y va.
Il est 8h48 quand nous nous retrouvons autour du lit.
Il est 8h48, dis-je.
Bon, on n’a pas le temps, dit-il.
Pas trop, non.
Ou alors vite fait parce que j’ai très envie, dit-il.
Ok.
Alors là, il prend mes jambes, écarte mes jambes, pose sa bouche, me soulève, utilise très judicieusement la hauteur du lit, avec détermination et efficacité. J’ai laissé la radio allumée pour garder la notion du temps. C’est très agréable, très très. Pas la radio. Il se redresse, se débarrasse enfin de son peignoir et agit merveilleusement. Ah bah quand même il en faut de la patience dans ce bas monde, me dis-je.
C’est rapide mais délectable. Une sorte de mise en bouche j’imagine.
J’ai à peine fini de m’habiller que la sonnette retentit. En panique j’ouvre au livreur qui a l’air très sympathique. Ma satisfaction augmente graduellement aujourd’hui. Le lave-linge est beau comme un lave-linge. On déballe, on fait le tour. Le livreur est patient. Et puis patatras, mon homme détecte un problème, le bandeau du tableau de bord branle. Zut, la vie est vraiment moche. Une journée qui commençait si bien. Il faut refuser la marchandise que le livreur rembarque sans barguigner, puis faire une réclamation, accéder à un compte en ligne, retrouver un mot de passe, trouver une adresse mail, surmonter ma déception, juguler mon énervement et ravaler mon envie de pleurer. Moi les démarches administratives ça me rend vraiment très malheureuse. Mon homme me dit, laisse-moi faire et il envoie le message tandis que je vais me morfondre sur le canapé. La vie est vraiment trop difficile. On n’est jamais satisfait. On va d’échec en échec.
Comment je vais faire, je vais perdre un temps fou moi, je vais être obligée d’aller prendre un café chez ma copine pour faire une lessive alors que je voulais travailler moi. Je m’en fous du linge en plus, c’est pour les enfants…
Même avoir un lave-linge neuf c’est trop demander. Et j’ai l’impression que le bon est derrière moi, maintenant ça va être de pire en pire, le vieillissement, perdre mes parents, la douleur physique, la maladie, la décrépitude, perdre la beauté, perdre la flamme, perdre le désir, perdre son travail, manquerait plus qu’Emmaüs oublie de venir chercher le vieux lave-linge.
Mais non ! Ils vont se démerder les enfants, faire leur lessive à la main. Ça leur fera du bien, déclare mon homme, mon sauveur ce matin.
Ok, moi je peux aller faire ma lessive chez ma copine si j’ai envie… juste pour moi…
Toi tu mérites une fessée.
D’accord, je ne suis obligée à rien. Le linge peut continuer de s’entasser, pas de problème, que des solutions. Je vais travailler alors, ce midi je vais faire des frites et cet après-midi, cet après-midi, dis, on fera une sieste, une vraie, en prenant notre temps cette fois-ci ?