L’ Ampoule Hors-série n°4
Recueil collectif
Le nouveau numéro hors-série de L’Ampoule vient de paraître. Éditée par les Éditions de L’Abat-Jour, la « revue littéraire hors des sentiers battus » réunit un florilège de textes et d’illustrations inédits. Un dialogue entre les mots et l’image puisque chaque écrit s’inspire du travail d’un peintre, dessinateur ou photographe.
En mise en bouche, nous vous proposons d’écouter et de lire Y a-t-il des crocodiles dans les mers du sud ?, la nouvelle de Marianne Desroziers.
EXTRAIT
Crocodile et nu de Charlie Ambrose
Y a-t-il des crocodiles dans les mers du Sud ? de Marianne Desroziers
À Charmian Kittredge London
Y a-t-il des crocodiles dans les mers du Sud ? J’avoue que je l’ignore mais je suppose que si tel est le cas, je le découvrirai bien assez tôt. Il faudrait plus qu’un crocodile pour effrayer Jack. Je ne sais pas si quelque chose pourrait lui faire peur. Avec lui, rien ne semble impossible. Son optimisme est sans faille, même quand il se heurte au réel, cruel et implacable. Cela ne signifie pas pour autant que l’effondrement ne le guette pas, comme nous tous. Nous partons demain. En attendant, je pose face à un crocodile empaillé qui me fixe de son regard vide. Je me retiens de rire.
[Jack se concentre pour effectuer les derniers réglages de son appareil photo, un Kodak A3 qui ne le quitte jamais, son plus fidèle compagnon avec sa machine à écrire. Puis, il s’inquiète de savoir si Charmian n’a pas froid, si la position n’est pas trop inconfortable. Elle répond que non, tout va bien merci, mais qu’il ne tarde pas trop quand même. Il promet de faire vite : elle n’aura pas le temps de prendre froid, d’avoir une crampe ou d’attraper un torticolis. Il la remercie de se prêter au jeu.]
Notre séance de pose improvisée se déroule dans la chambre noire où Jack développe ses clichés, avec mon aide. Il faut dire qu’il est souvent occupé à écrire une nouvelle ou un article à rendre le lendemain. Je tape aussi ses manuscrits. Je n’en tire aucune gloire. J’ai une formation de secrétariat, ce serait dommage de ne pas m’en servir. Jack n’a pas l’habitude des photos en studio, ni même en intérieur. C’est un photographe de terrain qui fait des images pour « documenter le réel », selon son expression. Parfois je l’accompagne, comme dans les alentours de San Francisco dévastés après le tremblement de terre de l’an dernier. Nous avons exploré le territoire à cheval : l’équitation est l’une des nombreuses passions que nous partageons, avec les voyages. Jack est aussi un reporter de guerre pour la presse écrite. Ce sont autant ses photos que ses articles qui nous font vivre. Je ne parle pas de ses textes littéraires car depuis qu’il a publié sa première nouvelle en 1899, où il a dû user de la menace physique pour recevoir la maigre somme promise, il n’en finit pas de se faire escroquer par des directeurs de journaux, des éditeurs qui gagnent de l’argent sur son dos. Écrivain à succès mais toujours sur la paille.
Mon Dieu, que cette femme est belle ! Quelle chance qu’elle ait bien voulu de moi, et pas juste pour une nuit : nous sommes mari et femme, même si ça ne plaît pas à tout le monde. C’est une perle, un rayon de soleil, une compagne de tous les jours. Elle est libre, intelligente et elle me suivrait au bout du monde, je le sais. Demain c’est le grand départ pour l’Australie. Les Antipodes. Je suis certain qu’elle sera comme un poisson dans l’eau à bord du Snark. C’est elle qui l’a baptisé ainsi en hommage au long poème La chasse au Snark de Lewis Carroll que nous chérissons tous les deux. Je nous souhaite de rencontrer des personnages aussi loufoques que l’Homme à la cloche, le boulanger, le boucher ou le castor.
Je me demande d’où vient cette tête de crocodile. Il prétend qu’il l’a ramassée dans les poubelles de la California Academy of Sciences. Si l’on considère l’odeur qu’elle dégage, cela semble plausible. Je crains pourtant qu’il ne l’ait achetée à prix d’or, à l’un de ces individus peu recommandables qui hantent les bars louches de San Francisco et d’Oakland, la nuit venue, avec les objets les plus improbables à vendre, certains volés. Il se fait toujours avoir, ça me désole.
[Jack prend maintenant des photos en rafale de Charmian et du crocodile pour oublier que ce soir il ne boira pas.]
Jack a déjà beaucoup voyagé, il a fait toute sortes de métiers, y compris les plus farfelus (et les moins légaux) comme pilleurs d’huîtres ; il a l’habitude de s’adapter aux circonstances, d’improviser. C’est un vrai marin, un aventurier dans l’âme. Ce n’est pas mon cas mais avec lui je n’ai peur de rien. J’ai juste hâte que ça commence, que l’on quitte enfin la terre ferme. Nous avons pris presque un an de retard à cause du tremblement de terre qui a repoussé indéfiniment les travaux nécessaires sur le bateau. Il est temps d’embarquer, sans quoi nous allons être la risée de toute l’Amérique. À la veille du départ, il n’y a pas de place pour le doute ou l’appréhension : il faut avoir l’esprit clair pour décider de ce qu’on emmène. Qu’apporte-t-on quand on part pour un périple de sept ans autour du monde ? On ne nous apprend pas ça à l’école de secrétariat. J’ai insisté pour que ce soir Jack reste à la maison. Je ne voulais pas qu’il aille dans les bars et rentre ivre. Il a accepté à condition que je pose avec cette tête de crocodile. J’ai dit oui pour lui faire plaisir. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il a improvisé un décor avec une couverture, quelques branchages et des feuilles récupérés dans le jardin. Et me voilà ici, toute nue, face à la bête menaçante qui montre les dents. Cela m’amuse de penser que le crocodile est le symbole du capitalisme dans les caricatures publiées dans les journaux… Jack est tellement socialiste, bien plus que moi ! La couverture me gratte mais je ne dois pas bouger sinon les photos seront floues. Nous partons demain. J’ai hâte de vivre cette aventure ! J’ai envie de m’y jeter à corps perdu, sans aucune réserve.
Nous partons pour sept ans, c’est ce que nous avons décidé. Sept ans, c’est peu et beaucoup à la fois. Nous avons trente ans, pas encore vieux mais plus si jeunes, c’est maintenant que nous devons le faire. Après, ce sera trop tard. Peut-être que nos enfants naîtront aux Samoa ou à Hawaï : ce seront de vrais petits sauvages, ils parleront mieux le langage de la nature que l’anglais ! Charmian est une femme intelligente, solide, au fort caractère, menant sa vie comme elle l’entend, même si certains la trouvent trop libre : je suis sûr qu’elle fera une très bonne mère. Joan et Becky seraient contentes d’avoir des demi-sœurs.
[Jack s’avance vers sa femme, lui sourit et dévoile un peu plus sa cuisse, avant de couvrir à demi la tête du reptile, pour dissimuler les dégâts irréparables causés par un séjour prolongé dans la poubelle du musée.]
Qu’est-ce qui m’a pris de ramasser cette tête de crocodile ? Aucune idée. L’inspiration alliée aux effets de l’alcool certainement. Maintenant qu’elle est là, autant en faire quelque chose. Je me demande dans quel état elle sera à notre retour… Demain, nous nous levons de bonne heure, il ne faut pas que cette séance de pause dure trop longtemps : allez, encore une photo ! Charmian est si belle ce soir.
*
Au départ d’Oakland, le voyage débutera le 23 avril 1907.
L’oncle de Charmian, propulsé capitaine, s’avèrera un piètre marin, obligeant Jack à prendre la barre et se former le plus vite possible à la navigation.
Quand Charmian et Jack arriveront enfin à Honolulu, ils découvriront que la presse, qui suit leurs aventures depuis le début avec un mélange d’admiration et d’amusement, les a déclarés perdus en mer.
Sur l’île d’Upolu Samoa, Charmian et Jack visiteront la maison de Stevenson et iront se recueillir sur sa tombe.
Ils rencontreront Ernest Darling, que Jack surnommera « l’homme de la nature » : un prophète excentrique et insoumis, en rupture totale avec les valeurs de la société américaine dont il est issu.
Ils visiteront une léproserie aux huit cents malades sur l’île Molokai ; Jack écrira un article à ce sujet.
Jack apprendra le surf avec Hume Ford, journaliste et globe-trotter américain, ainsi que George Freeth, jeune métis hawaïen.
Ils seront invités à un mariage traditionnel où ils seront accueillis, pour leur plus grande joie, comme des membres de la famille.
Ils feront découvrir la musique occidentale aux Marquisiens en diffusant des disques sur leur gramophone.
Entre Hawaï et Tahiti, Jack commencera l’écriture de Martin Eden.
Aux Marquises, à Nuku Hiva, ils marcheront dans les pas de Melville, dont les livres empruntés à la bibliothèque municipale d’Oakland ont tant fait rêver Jack enfant.
Jack prendra d’autres photos de Charmian : sur l’une d’elles, on la voit poser avec de jeunes Hawaïennes voyant une femme blanche pour la première fois ; sur une autre, elle ressemble à Calamity Jane, un pistolet à la ceinture.
Ils devront changer d’équipage à Hawaï.
Ils tomberont tous les deux malades, de même que la plupart des gens à bord.
Ils subiront des avaries et des tempêtes.
Jack frôlera la mort.
Leur périple dans les mers du Sud durera au final dix-neuf mois et non sept ans comme prévu.
Ce voyage marquera durablement leur vie : Charmian publiera son Journal de bord du Snark écrit durant la traversée et Jack s’en inspirera pour plusieurs livres, notamment La Croisière du Snark et Contes des mers du Sud. Ils rapporteront des objets qu’ils conserveront dans leur ranch californien et continueront à voyager de façon plus ponctuelle. Ils y noueront des liens indéfectibles, notamment avec Martin Johnson qui continuera à mener une vie d’aventurier voyageur (et de cinéaste conférencier) avec sa jeune épouse.
*
Il y a bien des crocodiles dans les mers du Sud.
De nombreux spécimens vivent près de la barrière de corail, en Australie.
L’histoire ne dit pas de quel pays lointain — peut-être à découvrir encore — venait celui de Jack et Charmian immortalisé sur la photographie.