Folie
Recueil collectif
Mise en voix : Lise PACO
Qu’est-ce que la folie ?…
Vaste question à laquelle neuf auteurs vous invitent à réfléchir. Et chacun, à sa manière, poétique, narrative, vous entraîne dans son univers pour vous livrer sa vision de la folie.
Ce recueil sonore est le fruit d’un appel à textes lancé en septembre 2018. Le comité de sélection était composé de Jérôme Loubry, James Osmont, Jean-Marc Laherrère, Marianne Desroziers, Marie-Philippe Joncheray, Aurélie Pinon Verdier, Ame Artistique, Mourani, Albert Durand et Lise Paco.
Les auteurs retenus ont été associés au choix de l’illustration de couverture signée Sophie Patry, photographie issue de sa série autoportraits.
Folie
Recueil collectif
Mise en voix : Lise PACO
Qu’est-ce que la folie ?…
Vaste question à laquelle neuf auteurs vous invitent à réfléchir. Et chacun, à sa manière, poétique, narrative, vous entraîne dans son univers pour vous livrer sa vision de la folie.
Ce recueil sonore est le fruit d’un appel à textes lancé en septembre 2018. Le comité de sélection était composé de Jérôme Loubry, James Osmont, Jean-Marc Laherrère, Marianne Desroziers, Marie-Philippe Joncheray, Aurélie Pinon Verdier, Ame Artistique, Mourani, Albert Durand et Lise Paco.
Les auteurs retenus ont été associés au choix de l’illustration de couverture signée Sophie Patry, photographie issue de sa série autoportraits.
Texte 1 : Moi et ma folie, deux solitaires de Keltoum Deffous
Texte 2 : Quelque chose en notre absence de Guylaine Monnier
Texte 3 : Illusion de Mickaël Auffray
Texte 4 : L’envers de rien de Fabrice Décamps
Texte 5 : Natioucha, un conte sur les larmes d’Athéna Callea
Texte 6 : Quelle lame isole de Cécile Bellamy Bajard
Texte 7 : Folie de Laurent Mancini
Moi et ma folie, deux solitaires
de Keltoum Deffous

Moi et ma folie, deux solitaires de Keltoum Deffous
J’ai en moi, deux êtres solitaires
Tantôt intimes tantôt adversaires
Ils se disputent paradis et enfer
Et moi, dans mon silence je gère
Ma vie intérieure est ce calvaire
À qui donner raison, à part entière
À qui brimer son côté réfractaire
Quand crier, geindre, quand se taire
Quand l’un, ange de l’oubli, dépositaire
L’autre lui rappelle les souvenirs d’hier
Quand l’un veut être libre célibataire
L’autre crie à la solitude, à sa misère
Et moi en maître des lieux, solidaire
Avec celui qui prend l’allure plus fière
Pour accabler le public, mon univers
Je ne veux que le séduire et lui plaire
Ainsi va la vie, ce trio, âme volontaire
Esprit modérateur, corps intermédiaire
Tout un chacun veut s’en tirer d’affaire
Et cette voix qui règne sur sa chaire
Une voix de partout, devant et derrière
Les porte de mon asile, de mes chimères
Me dicte tout ce que je dis et que faire
Lorsque ces antagonistes se font la guerre
Ainsi et depuis ma venue sur cette terre
Mon rôle de voyageur à existence singulière
Légué par mes parents et les arrières
Je le transmettrai, je vais être très sincère
Je suis cette enfant qui a peur , qui erre
Entre mes mots clés, mes gênes en héritière
Un phénomène propre aux faits divers
De ce moi qui erre, qui erre, qui erre !
Il est cet étranger, cet exilé, ce pérégrin
Il est ce nomade, cet homme de passage
Lié à ses talons à son bâton de pèlerin
Sa vie à faire pleurer avec son maquillage
C’est ce solitaire face à l’immensité du ciel
Tisser des mots couchés, sa destination finale
Au bout de ses deux bras, il en a fait ses ailes
Ses doigts, son souffle, sa perche matinale
Un voyageur de nos amours et de nos enfers
Il naît au pied d’une phrase, à l’ombre d’un mot
Et vit à l’âpre détresse de sa folie réfractaire
Il va au bout du déchirement, ses peines en lot.
Sa définition de la folie
« La folie est mon amie et elle est devenue ma seule confidente avec le temps. Je l’ai adoptée et je lui confié mes secrets les plus fous. Je lui écris tous les jours mais elle ne me réponds jamais. Taciturne, diabolique, elle continue à me hanter. »
Quelque chose en notre absence
de Guylaine Monnier
La version écrite du texte n’est pas disponible.
Sa définition de la folie
« J’envisage la folie, comme un léger décalage dans le reflet de la réalité, – et qui engage donc un biais du point de vue, du regardé, comme du regardeur. »
Illusion
de Mickaël Auffray

Illusion de Mickaël Auffray
Je ne suis pas vampire, pas fantôme, pas dieu. Je ne crois pas être fou. Ou alors un fou avec toute sa conscience. Un fou élevé au carré.
Je ne pourrais sans doute pas retracer mon arbre généalogique, connaitre l’origine des milliards d’atomes qui me composent. Je dois être constitué d’un atome de Marcus Garvey, un autre de Christophe Colomb, l’atome d’un grain de sable de Vendée ou d’un gratte-ciel de Shibam, un atome des laves de l’Etna, celui d’un poisson combattant, l’atome d’une blue note ou d’un astéroïde fonçant sur la Terre. Je ne devrais être qu’une escale dans le voyage de ces particules mais celles qui me constituent ne me quittent pas : la mort ne m’appelle pas. Rien ne semble me tuer, quelle que soit la volonté que j’y mets, rien ne semble me briser, quelle que soit la hauteur de mon saut.
Je m’interroge sur mon cas, doutant même d’être né un jour. Aucun souvenir d’une enfance marquant un début, aucun souvenir de l’odeur d’un père, du sein d’une mère ; je suis venu au monde à l’âge que j’ai actuellement, « né » à l’âge auquel je ne mourrai jamais. Figé comme une statue qui ne s’ignore pas, le monde change, moi non. J’ai arrêté de compter les jours et mis le calendrier à l’écart, je passe ma vie à refaire ma vie, à mentir, à simuler la normalité, à organiser la cohérence avec une fausse identité, à raconter avec précision des événements antérieurs falsifiés. Je suis un esprit raisonné recouvert d’une chair surnaturelle, une substance qui ne veut plus traverser les époques, un immortel avec des passions de mortel.
J’ai noué des contacts, bâti des amitiés, épuisé des amours, j’ai entendu le cri des nouveaux nés, le râle des moribonds, le métronome des talons du monde, j’ai connu le retour des soldats crédules, les corps abîmés, les âmes dévastées, j’ai observé la mort unir l’humanité, fédérer les consciences, générer la crainte et l’empathie, j’ai vu l’ombre des arbres disparus, les pierres de monuments détruits, j’ai laissé mes empreintes sur toutes les terres et j’ai égaré mon cœur quelque part… Tout s’est arrêté le jour où je sus que rien ne s’arrêterait.
Depuis, je guette l’apparition d’une réponse à ce mystère, la solution de mon énigme. Dans cette chair d’unique exemplaire au monde – à ma connaissance – je pose un regard de résignation sur chaque chose. J’ai posé le pied sur les terres les plus confidentielles, j’ai connu les anciennes civilisations, j’ai vu des choses uniques au point de me sentir propriétaire de la planète entière ; j’ai tant voyagé que j’ai l’impression d’avoir sculpté l’espace, mais au fur et à mesure des heures, des jours, des je ne sais quoi, j’ai cessé de regarder. De m’enchanter. Je suis devenu une une sorte de clochard royal qui réfléchit à sa place entre le passé et l’avenir, servi par une patience démesurée ou nourri par un désespoir infini. Qu’est-ce que j’attends ? Qu’est-ce que j’ai cessé d’attendre ?
Vie éternelle : ces deux mots sont désormais une paire de menottes, mais j’ignore toujours qui les a placées autour de mes poignets. J’aimerais déguster chaque moment, chaque étape, chaque éternité, mais parce que je ne peux pas mourir, je dois suicider mes heures. La vie devant moi mais aucun avenir…
Pour échapper à ces moments de captivité, il n’y a que l’exode qui puisse calmer la douleur : prendre la fuite sur la première route qui s’offre à moi.
Puis marcher des jours,
Avec le rivage pour cap.
Rendre visite à l’océan,
Transpercer sa surface.
Immerger ma solitude,
Retrouver l’espoir.
Après un vagabondage d’une gravité mélancolique, j’arrive au bord de l’Atlantique. Le soleil se noie dans l’horizon, il tire sa révérence, brûlant doucement comme un caramel chaud. Je lui demande pourquoi il tourne en rond, pourquoi il fait semblant de dormir. Sans réponse, je reste un long moment face à lui, les yeux dans les yeux. À force d’observer cette boule de feu, je crois pleurer des cendres.
Mon regard se pose sur l’Océan, il mène sa lutte obstinée, condamné aux petites morts et aux renaissances. Marée haute, marée basse, un combat éternel nourri de sac et de ressac. Pendant que les saisons passent, pendant que les monuments s’érodent, pendant que les arbres vieillissent, pendant que la Terre creuse ses sillons, l’Océan reste toujours le même, le temps semble n’avoir aucune prise sur lui. Vieux frère !
Je m’approche à petit pas, l’écume vient lécher mes pieds. Puis l’eau m’arrive au bassin. Besoin de m’océaniser, de me noyer tout doucement… Une vague puissante me submerge, je me laisse prendre. Renaissant sans cesse, je ne sais plus très bien pourquoi je continue à me tuer. C’est le destin d’un phénix malheureux.
Loin du rivage, c’est déjà le grand large. Dans les eaux profondes, j’admire les fonds marins tapissés de coraux, puis je perçois une succession de notes graves et cristallines ; l’Océan chante, il m’enrobe de sa musique engloutie. Plus profond dans la matrice aquatique, il fredonne un chagrin heureux et sa mélodie m’aspire dans les abysses, je m’enfonce tout en me sentant plus haut que le ciel, mon histoire plonge en lui dans une ascendante profondeur. Au milieu d’étranges créatures et de jardins sous-marins, je me noie dans un royaume peut-être fictif, mais sincère. Ça ressemble à l’endroit où reposent tous les espoirs, là où se cache l’infinie vérité.
Ici, les pendules s’endorment.
L’obscurité est mon guide.
Et le silence se tait.
Je me réveille dans un mouvement de flottaison inconfortable, mon ventre est appuyé sur une matière solide et arrondie. Ai-je dormi deux heures ? Deux ans ? Une décennie peut-être ? Je traverse les époques comme on change de trottoir. Le temps de reprendre mes esprits pour m’apercevoir que je navigue sur une tortue, je me laisse guider sur sa carapace, elle semble connaître notre itinéraire. Nous voyageons ainsi jusqu’au crépuscule, escortés par des Poisson-lune et des raies Manta.
Nous finissons par accoster sur un petit morceau de terre, un atoll minuscule. Je jette un œil étonné vers la tortue : elle m’observe, avec ce regard un peu triste que lui a fourni la nature, puis replonge dans l’Océan. Ce n’est pas la nuit noire, c’est la nuit bleue du matin. Un bleu saphir, quand l’obscurité s’incline face à l’aube, quand il y a la promesse d’un soleil levant. Sur mon îlot de fortune il n’y a pas de végétaux, pas de faune, pas de projet. C’est un paradis un peu triste dont on fait rapidement le tour.
L’aube ne cède toujours pas sa place, le ciel semble teinté de la même couleur depuis bien longtemps, comme si le temps s’était trompé. Dans cet immense silence bleuté, j’ai l’étrange sensation d’être passé de l’autre côté de l’horizon, là où il n’y a de place pour personne, là où c’est interdit. Je repense à la tortue et je guette l’apparition d’un signal, d’un appel ; quelqu’un ou quelque chose qui me donne une indication sur la suite des événements… Je lève la tête et soudain, je remarque un point lumineux qui brille d’une couleur différente : perchée sur une étoile, une fée joue à la balançoire. Elle regarde au loin l’étendue du cosmos tout en braquant son doigt vers l’Océan. Je baisse les yeux et remarque une grande saillie nette et régulière, comme une frontière. Mon pied traverse la clarté de l’eau et se pose sur un étrange relief qui scinde l’Océan. C’est un chemin en pierre qui s’offre à moi ! Pas de début, pas de fin, il est placé là comme s’il traversait un bocage ; on dirait un vestige de l’Atlantide, la cicatrice d’un monde ancien. La fée continue de se balancer le doigt fixé sur cette voie insolite, elle voudrait sans doute que je longe cette route inconnue…
Seul sur mon morceau de terre, j’ai l’impression d’attendre un train en gare. Je songe un instant que marcher « toute ma vie » sans me demander où se terminera mon voyage est un objectif raisonnable vu ma situation. Tôt ou tard, je croiserai peut-être un égaré comme moi, un fugitif éternel, un invincible qui veut disparaitre. Sur cette route immergée, tous les espoirs sont permis… Je ne suis peut-être qu’un spectre, qu’une idée, qu’un concept, une âme en peine, un esprit qui rôde. Sans doute ai-je déjà rendu les clés de l’existence, il est possible que je ne puisse pas mourir car je ne suis pas vivant. Ou bien, ce monde est déjà mort et… Et si j’avais été créé par eux, par les mortels ? Ces mortels qui veulent faire évoluer leur propre espèce. Et s’ils avaient modifié mes cellules pour créer un nouveau concept d’humanité ? Un spécimen hermétique au vieillissement ! S’ils m’avaient implanté cette conscience en y fixant de faux souvenirs et des images mentales préfabriquées ? Il est possible que je ne sois qu’un rebut de leurs expériences en laboratoire, un prototype qui n’a pas tout à fait fonctionné, un chien errant de la science, un pantin désarticulé ! Un jouet abandonné !
Je reviens sur mes pas et m’allonge sur mon île. Face à ces questions, j’ai soudain l’impression que le ciel s’éloigne, que la nuit se perd. Que l’univers s’enroule sur lui-même dans un entrechoquement de matière, qu’il s’intériorise dans une complexité croissante. Je me recroqueville en position fœtale. Il est possible que je ne vive pas réellement ce que j’observe autour de moi, alors j’attends. J’attends la fin sur mon île. Dans une heure ou dans un millénaire…
Mais cette éternité continue de couler en moi, cette éternité sanguine !
S’il vous plaît, éteignez les étoiles.
Éteignez tout.
Sa définition de la folie
« Un fou dans un monde de fous, quoi de plus banal. »
L’envers de rien
de Fabrice Décamps

L'envers de rien de Fabrice Décamps
Dès demain, deuxième jour de classe, Cathy se fera lointaine. On l’aura mise en garde contre toi. Toi, qui n’a jamais fait de mal à une mouche, et tu comprendras, ou peut-être bien que non, qu’il ne pouvait en être autrement, alors, profite tant que tu peux de l’instant présent, de la récréation matinale du premier jour d’école. Tout seul dans ton coin, comme d’habitude. La petite nouvelle reste à l’écart, elle aussi, intimidée, en repli. Les autres filles l’observent de loin et la snobent. Vos regards se croisent, tu hausses les épaules, puis tu souris, bêtement ravi. Elle est si belle, et tu te sens tout drôle, captivé par la lumière dans ses yeux, c’est comme le soleil quand il frétille à la surface de la rivière. Vous vous rapprochez l’un de l’autre, le long du muret, au fond de la cour. Elle est vraiment jolie, davantage encore de tout près, je m’appelle Cathy, elle te dit, et tu ne peux que répondre en riant : Hugo.
Oui, dès demain, elle refusera de t’appréhender davantage et rejoindra le rang très serré, unanime, de ceux qui se défient de toi, de celles que tu effraies par ton absolue différence. Dans quelques jours à peine, oubliant ce qu’elle a entrevu, l’insaisissable beauté qui te traverse et te porte, elle parlera de toi comme tous les autres, Hugo le cinglé, dira-t-elle. Pas à tortiller, demain sera intense et pénible, ton petit cœur brisé, ton âme folle émiettée. Les yeux de Cathy, glissant sur toi sans plus te voir, se feront plus durs avec le temps et, lorsque tu voudras t’approcher, elle aura de ces audaces d’anguilles, des sursauts mitonnés à la poudre d’escampette, prendra des airs effrayés et des jambes à son cou, rien qu’en t’apercevant de l’autre côté de la place du marché, mais ta tristesse ira vite en s’effilochant dans le labyrinthe de ta tête embrouillardée, tu n’es pas de ceux qui se cramponnent à leurs blessures, ruminent leurs cicatrices, non, toi, tu les enfouis six pieds sous terre, toutes ces choses qui t’échappent, qui t’échapperont toujours, faire retour sur soi, nommer tes sentiments, reconnaître tes émotions. Tu souffres, ça oui, mais ce n’est pas là que ton regard se porte.
Tu ne lances jamais de questions à la face du jour d’après, tu ne mets pas ta propre vie en fiction, ton existence en équation, peu importe le nombre d’inconnus, élevés à quelle puissance, qu’est-ce que tu t’en fous, des rêves d’avenir, des projets grandioses. Mieux encore, tu ne sais même pas que tu t’en fous, tu ne devines pas ces élans chez les autres, ces envies de lendemains qui chantent. Les trilles des rossignols te suffisent et te comblent, tes propres rêves à portée de main, à portée de vie, courir dans la forêt, dévaler la pente raide de la combe, entre les rochers glissants tapissés de mousse, et la chanson de la rivière, qui se faufile et bouillonne en contrebas, qui n’attend plus que toi pour que tout soit parfait, te laisse transi de bonheur. Tes vêtements déjà jetés en boule sur la rive, tu ricanes d’extase, nu comme un ver, et pénètre dans l’eau jusqu’à mi-cuisse. Rien ne vaut ça, pour toi, ne le vaudra jamais. L’idée de la réussite, les diktats de la bonne conduite, les perspectives d’un chemin glorieux ne t’effleurent pas une seconde, rien ne tient longtemps la marée dans ta caboche et tout ce que le maître veut y faire entrer de connaissances finit très vite par ressortir, nul ne sait par quel trou. Il te suffit de regarder une seconde par la fenêtre, un oiseau passe, ou bien c’est un nuage, ça enveloppe mieux encore, un nuage, une minute ou deux, et le soleil frappe le carreau, te retient, tu jubiles tant c’est beau, mais quand le maître t’interroges, trois fois trois, demande-t-il depuis une dimension parallèle, tu ne sursautes même pas. Il lui faut venir te soulever par l’oreille pour te faire réagir, trois fois trois, répète-t-il, et la question t’échappe déjà, il pourrait aussi bien te parler en chinois mandarin, tu vis dans les limites de l’instant, où tout se prête et s’ouvre à tes envols, où la sensation est tout ce qui compte, l’intensité de ce que tu éprouves ici et maintenant, ton seul crédo. La vérité c’est que ton oreille est tout de même solidement fixée au reste de ta personne et que ça fait un mal de chien quand le maître tire dessus comme s’il voulait la ramener chez lui ce soir, alors tu grimaces, tu le regardes par en-dessous d’un air mauvais, ce qui te vaut souvent une bonne calotte à l’arrière de la tête, pour prix de ton impudence.
Tu n’es pas taillé pour l’esquive et les trucages, les entourloupes et les coups bas, les jeux auxquels tu perdras toujours, et les manœuvres du faux-semblant te sont étrangères. Tu n’agis que par fulgurance, au gré des séismes qui te secouent, des envies qui te prennent entre un battement de cœur et le prochain. Ta spontanéité, souvent prise pour de l’inconséquence, ta curiosité insatiable des petits riens, confondue avec une forme de perversion abâtardie, ta crânerie légère, chaque fois perçue comme l’expression d’une vive insolence, ton espièglerie sans calculs, taxée de je-m’en-foutisme, alourdissent les regards qui se posent sur toi, épointés comme des flèches assassines, enveniment les propos des uns, enhardissent les brimades des autres. Les sentences péremptoires, les zéros pointés, les coups de règle sur les doigts, pleuvent sur toi et c’est à peine si tu cherches un abri, à peine si tu t’essayes à d’impossibles zigzag pour passer entre les gouttes, tu ne trembles même pas sous le déluge, parce que plus rien ne t’effraie, rien ni personne, pas depuis que ton daron a calenché au fond de l’étable, rupture d’anniversaire, répéteras-tu à qui voudra le savoir, l’anévrisme n’étant pas dans tes cordes, et il s’était passé quatre ou cinq heures avant qu’on ne le retrouve, ton daron raide mort, le corps tout déformé, le crâne enfoncé sous les sabots des vaches remuantes, impatientées par la douleur d’une montée de lait tirant en longueur.
Après Cathy, tu n’auras pas un seul mouvement pour te détourner de tes manies enracinées, de tes habitudes sereines d’écervelé, de tes us et coutumes buissonnières, de tes rencards sans volte-face au bord de l’abîme, marchant les yeux fermés le long de la corniche surplombant la combe où tant d’autres avant toi sont venus se jeter tête la première, mais tu n’es pas de ceux-là, tu ne le seras pas, ni ce jour, ni le suivant. Tu partiras sur les chemins, libre de toute entrave, ivre de tout ce qui vient, les cheveux en bataille, l’âme résolue, avec tes yeux fous de chien errant, et tu grimperas au sommet des plus grands arbres, en poussant des cris de bête sauvage. Tu aimeras aussi t’endormir au bord des torrents, le visage tout contre le sol, et quand tes yeux s’ouvriront, tu resteras là, longtemps, à observer une coccinelle, une sauterelle ou une colonne de fourmis maraudant entre les brins d’herbe. Encore un temps, tu continueras à poser et à relever tes pièges, ta daronne sera contente chaque fois que tu ramèneras un lapin, elle te fera la fête, en riant comme une damnée, déjà bien trop saoule pour l’écorcher et le mettre en cocotte, comme autrefois, il n’y a pas si longtemps, avec des oignons, de l’ail et des champignons. Et quoi, on ne peut quand même pas tout avoir, tu ne mangeras pas tous les jours à ta faim, mais, au moins, tu ne seras plus jamais fouetté à coups de ceinturon par ton paternel. Tu rebondiras de solitude en solitude, avec souplesse et solidité, pareil aux galets que tu envoies si habilement ricocher à la surface translucide de la rivière, peignée par les détours du courant, le bleu du ciel coulant dans tes veines, le vent dans les feuillages comme une voix dans ta tête, et tu reviendras grandi de tes errances, les avant-bras et les jambes fouettées par les ronces, les pieds nus tailladés par les cailloux des sentiers. Une autre fois, disparu depuis trois jours, les joues violacées par le jus des mûres sauvages dont tu te seras nourris, tu rentreras à la ferme entre deux gendarmes, qui t’auront ramassé, par hasard, au bord d’une route. A peine débarqué dans le cour, encore tout excité par le trajet du retour à bord du panier à salade, tu auras oublié le sermon de l’adjudant-chef. Les gendarmes en feront une de ses tronches en pénétrant dans la cuisine sur tes talons, ils verront aussitôt le dernier lapin mort, raide comme une planche, laissé depuis quatre jours en travers de la table sous un nuage de mouches, la gueule, le trou de balle et les yeux blanchis par les asticots. Sans même oser faire un pas de plus là-dedans, les deux gendarmes, blême pour l’un, verdâtre pour l’autre, se pinceront les narines et l’adjudant-chef lancera à la cantonade que c’est la gendarmerie, madame Pelletier, vous êtes là, et pour la première fois depuis longtemps, tu auras peur. Peur du long silence qui s’ensuivra.
Après l’enterrement de ta daronne, tu resteras quelque temps chez un oncle, dans une autre ferme, un peu à l’écart d’un village voisin. Comme toujours, les autres enfants se détourneront très vite de toi, tu es si étrange, doux et indomptable, rien de changé à ça. Là-bas, tu ne seras plus Hugo le cinglé, juste le fils de la pendue. Les plus méchants ricaneront dans ton dos, voire juste sous ton nez, les pauvres fous, qui n’auront jamais idée de toi, jusqu’à quel degré tu es vrai et intense.
Le temps passera vite, avec de premières crises, quelques fugues avortées, et, à tes retours au bercail, l’oncle aura la main leste, avec une préférence pour le martinet. Pendant qu’il te fouettera jusqu’au sang, tu l’entendras gueuler qu’il avait pourtant prévenu son frère de ne pas épouser l’autre folle, me voilà bien, maintenant avec un gosse timbré sur les bras. L’école te poussera aussi très vite vers la sortie, tu n’auras rien appris, rien retenu et on te traitera d’idiot. Analphabète et inculte, tu feras l’embarras de ton oncle, toi qui lit si bien dans le vol des oiseaux, la course des nuages, le glissement justifié des saisons, le geste des arbres, le roman des pierres, le galop d’un cheval, le refrain des merles, tout ce que le monde veut te dire, et l’oncle trouvera à te placer comme apprenti à l’abattoir tout proche, mais tu n’es pas un imbécile, avec l’âge même, tu auras gagné en prudence, et tu feras juste mine d’être d’accord, ourdissant déjà le plan de décamper la nuit suivante.
Tu partiras en courant droit devant toi, sous les étoiles, droit devant toi sans t’arrêter en direction du bout du monde, il faut bien qu’il existe, te répéteras-tu, mais ils te rattraperont encore. L’oncle ne voudra plus de toi, cette fois, et, selon lui, tu seras, petite vermine ingrate, la cause d’un très vif chagrin chez sa femme, qui aura pourtant pris l’habitude de te botter le cul à coup de sabots pour un oui pour un non.
Ton absolu déracinement te tuera à petits feux. Lardé de coups de poignards à la seule pensée de tes arbres, de tes oiseaux, de ta rivière, tu atteindras à ta treizième année, après seize mois à l’orphelinat, dans une alternance dangereuse entre le renoncement à tout et la colère dévastatrice. En classe, ton nouveau maître aura vite jeté l’éponge avec toi et tu passeras ton temps dans un coin au fond de la salle, avec du papier et des crayons de couleurs. Avec la puberté, tes sautes d’humeur, incontrôlables, deviendront problématiques et, à ta première tentative de suicide, l’orphelinat passera la main, direction l’H.P. Des hommes et des femmes en blouse t’y inspecteront sous toutes les coutures, évalueront tes aptitudes, tes caractéristiques, tes retards, le désastre de tes potentiels, le niveau de ton Q.I. et tutti quanti. Privé de liberté, tu te débattras plus fort encore et de plus en plus férocement. On te demandera ce qui ne va pas chez toi, pourquoi tu débloques. Camisolé, tu te jetteras de toutes tes forces contre des murs matelassés, mais on te remettra d’aplomb pour que tu te tiennes comme on veut, à coups de piquouses et de médocs dernier cri. Encotonné, vitrifié, passé à la moulinette, tu t’enfonceras dans des vertiges mous épineux, une longue brume glacée de chaque instant, ta mémoire perdue d’avant la mort.
Un an après ton internement, un homme se présentera à l’H.P. pour te rencontrer. On sera navré de lui apprendre que c’est impossible. Deux jours plus tôt, parvenu à te soustraire à la vigilance de tes gardiens, tu auras gagné le toit pour te jeter dans le vide. Mauvaise conjonction, la triste nouvelle frappera l’homme de plein fouet. Arrivé trop tard, blêmi par la ruade, il grimacera, répétera que non, ça ne se peut pas, que non, les larmes aux yeux, serrant tout contre lui un vieux cartable élimé, dont il finira par extraire une grosse pochette en carton contenant tous tes dessins du temps de l’orphelinat, une liasse de trois cent sept trésors, tous paraphés d’un H majuscule saisissant de beauté, tous passés inaperçus, suis tombé dessus par hasard, un jour de tri, dira l’homme en tremblant de haut en bas, ce gamin était un pur génie et j’ai bien failli tout bazarder dans la benne de recyclage.
Sa définition de la folie
« Mon personnage n’est pas reconnu, entendu dans ses spécificités, à aucun moment. Il n’entre dans aucune des cases prévues par la société et, plus qu’à tout autre, l’altérité lui est une barrière infranchissable. Non identifié par le système, il est mis de côté comme un être de rien, un déchet non recyclable. Les autres ne peuvent pas l’appréhender, le comprendre, et c’est de cette incompréhension que naît leur rejet, leur mépris, leur aveuglement. Ici, la folie, c’est l’étiquette qu’on a cloué sur son front et qui précipite son destin malheureux. Ici, la folie c’est celle des raisonnements faisandés par une morale étriquée, celle des jugements à l’emporte-pièce qui, parfois, en viennent à briser des vies. »
Natioucha, un conte sur les larmes
de Athéna Callea

Natioucha, un conte sur les larmes d'Athéna Callea
Je n’ose encore soulever le rideau. Je le fais pourtant. Coupable d’une curiosité maladive. Et je tremble. Ils passent sur le chemin, mains enlacées.
Rosalka l’a gagné. En quelques heures.
Je l’ai perdu. Mon horizon se voile. Rideau de dentelle. Rideau de larmes. Je sens les ombres s’agiter derrière moi. Une silhouette passe brusquement dans l’ombre triste de ma pièce.
– Tu aurais du t’arrêter avant, Natioucha ! murmure-t’elle, reproche et jupon gris, Regarde, moi, je n’avais pas de griffes. Comme toi !
Le fantôme s’efface. Et je ne peux que m’attacher à la sagesse de ces quelques mots. En amour, il faut des griffes. Je considère en tremblant mes petites mains qui ne savent pas lutter ou se défendre. Nioura a raison, c’était perdu d’avance. Pourquoi me suis-je acharnée ? Les larmes perlent, pluie fine sur mes joues. Maintenant, il est trop tard.
Regret de ne pas avoir hérité de la raison de ma mère. Face au violent mirage de l’amour, je n’avais été et ne serai jamais que sentiments… Clos. Mes yeux.
Les ombres s’agitent derrière moi. Elles veulent un nouveau souffle. Dans mon dos hérissé de courts frissons, elles rejouent la scène ultime.
– J’arrive aux portes du désert…
Son désert. Son paradis. D’or. Ce soir-là. Elle avait chuchoté cela de sa bouche pâle. Et occupée dans mon coin, je n’avais rien fait. Une seconde après, je l’avais su pourtant. L’œil éteint. La poitrine vide. Mère n’était plus. J’avais frissonné mais je n’avais pas pleuré. Digue contre une ligne de larmes.
– Un jour, toi aussi tu atteindras le désert, m’avait-elle dit une fois, Et d’ici peu, j’atteindrai les portes du mien. Mais avant, vis ! Et ne pleures surtout pas, Natioucha. Les larmes, c’est interdit pour nous.
Oui. Lourd le chagrin et ses gonds rouillés. Mal ! Solitude. En mon âme, je pleure mais chut… Elle avait atteint le désert. Paradis ! Le désert des larmes. Des non-peines. Au-delà. Elle l’avait atteint. Partie. Et rien que ça me blessait les yeux.
– Le désert, c’est la joie ! murmurais-je pour sécher la courbe de mes cils.
*
Yeux. Que je mire bien souvent dans le miroir. Turquoises. Peau. De glace. Rosée et transparente. Dents blanches, fortes. Cheveux d’or sombre. Lui plairai-je ? Oh le bonheur, c’est dangereux !
Celui d’aimer. Et de le vouloir être. Le bonheur, c’est comme de la peine. Ça vous fend le cœur mais ça reste à l’intérieur. La première fois que je l’éprouvais, je m’effrayais. Je ne connaissais que la forêt. Grande. Désert végétal. Où nous vivions. Seules.
– A l’abri des tortures de l’âme…
Le ruisseau était là pour rappeler. Tout au long du jour mère l’évitait. Il n’y avait que le soir tombé qu’elle osait. Elle ne le voyait guère, happé ainsi par le noir sans lune mais l’entendait bruire. Doux. Comme elle avait du l’être. Ultime sillage de son caractère.
– Pauvre… paraissait alors pleurer de larmes sèches le regard fatigué de mère.
Dans ces instants se redessinait le conte en mon esprit. Mère-vingt ans, fanée et grosse de moi. Flanquée d’une sœur trop gauche et effrayée par la vue de cette immensité végétale. Un désert pour ces nouvelles venues. Attirées par la petite cabane abandonnée. Mais il était déjà trop tard.
*
L’ombrageux, je l’aime. Je me faisais amour quand je soulevais le rideau. À l’heure. Il passait sur le chemin. Ivan. Le beau. Hache sur l’épaule et yeux effilés. Cheveux mats et peau brûlée par le grand air des saisons.
…
Mois.
…
Mon cœur. Mon unique joie en ces jours mornes. Je le voulais. Comment séduisait-on ?
Tant de fois vu mon sourire ! Éclatant quand croisé son regard de feu. Il se détournait toujours, ombre en cette lumière.
Moi. Jeune fille dans le creux du chemin, panier de fraises en mains : – En veux-tu ? -il n’a pas répondu à mon bonjour- Je les ai cueillies pour toi.
Il me considère de haut : – Je n’aime pas les fraises.
Juste quelques mots. Et d’autres mois. Soupirs derrière, sous le rideau que l’on soulève d’une main lascive. Je l’espère. Je brûle.
Mois.
Langueur.
Hiver.
Tricot. Mais l’hiver, c’est douloureux. Si peu de choses à s’attacher. Pas de divertir. Que du blanc. Le bûcheron est à nouveau là. Bientôt mars, mois des fous. Et moi, aussi blanche qu’un flocon sur la neige en rideau.
– Je t’ai fait un gilet !
Il, fort d’un regard de biais : – Je n’ai jamais froid !
Lors : – C’est jour de fête aujourd’hui. Ne voudras-tu trinquer avec moi ?
La bouteille tremble en ma main. Mais plus de mots. Pas même un regard. Liqueur. Sang sur la neige. Perles. Larmes. Bouteille.
Hagarde.
*
Dans la glace, je considère mes yeux et mes cheveux trop sombres, mon teint trop pâle. J’aimerais tant ressembler à Rosalka. Je les ai revus ce matin, ils partaient danser au village.
– Nioura, murmure-je pour l’ombre derrière moi.
– Arrête ! -appuyée au mur, elle parle dans le reflet du miroir. Jupon gris. Juste silhouette- Il n’y a pas de Nioura. Tu le sais bien. Je suis le ruisseau depuis longtemps. Tu es folle, Natioucha.
Je susurre : – Je veux les portes du désert.
Mais il est trop tard. Comme pour Nioura. Je me perdrai dans le blanc.
– Elle avait tant pleuré son grand amour qu’elle en est devenue ruisseau… s’achevait toujours le conte que mère me disait souvent, Les larmes, c’est interdit pour les femmes de notre famille.
Mère n’avait jamais pleuré. Elle avait pu ainsi atteindre son désert. Paradis. Mais Nioura, elle, pleurerait indéfiniment. Elle s’était vouée aux larmes, ruisseau près de la cabane.
*
Un cri retentit dans la neige. Je me perdrai dans le blanc. Il verra bientôt cette fille ramper entre les bois secs et la nature morte. Lèvres comme neige, yeux sombres antres d’eau.
– Nioura, ne me laisses pas ! Attends-moi ! ! appellera-t’elle d’un ton déchirant.
Blottie dans la poudreuse. Nioura, ombre. Fantôme. Ruisseau. Qu’elle ne pourra rattraper.
Quant à Lui. Quand Rosalka partie ; indifférente et rire. Il la trouvera, hagarde et livide. Ébauche de Natioucha contre le fût d’un arbre et pleurera, délaissé, de ne pas avoir su l’aimer… Peut-être le bois les prendra-t’il en pitié ? La fondra-t’il en ruisseau et lui, en peuplier…
Sa définition de la folie
« La folie, c’est l’Illusion. Et rien n’est plus triste que ‘L’illusion d’Amour’ parce qu’elle rend solitaire alors que l’Amour par essence est deux.
Ce texte aurait pu tout aussi bien s’appeler ‘La folie d’amour’, j’ai tâché d’en dévoiler les cruels mécanismes au travers de la réécriture d’un très beau conte Russe ‘Le ruisseau et le peuplier’. »
Quelle lame isole
de Cécile Bellamy Bajard

Quelle lame isole de Cécile Bellamy Bajard
Quelle lame isole
la folie douce, mon aimée
de sa sœur à lier
en sa chambre folle ?
L’une déambule
sous un masque fleuri
dans le velours tendu des salons
on la courre, son baiser se vole.
L’autre darde
ses prunelles de désespoir
aux murs de lèpre,
le tatouage à son épaule
chevauche nos cauchemars
Quelle lame écarte
des deux visages la blessure
hideuse
les charpies d’un chagrin
de chair et d’amour
nourris pourtant
aux mêmes mamelles
aux mêmes serpents ?
Est-ce justice ?
Est-ce raison ?
de nommer folie la peur
et l’urgence
le fracas dans le gouffre
le souffle glacé d’une fêlure
le tintement du carillon
d’une fête qui s’achève.
Sa définition de la folie
« La folie, un état sensible et parfois cruel, qui porte hors de la vie rationnelle et normée par la société.«
Folie
de Laurent Mancini

Folie de Laurent Mancini
Le cri d’un craquement s’éteignait à l’étage.
Elle ne bougea plus. Ne plus respirer. Attendre la paix. Le silence rassurant.
Seuls les battements de son cœur ourdissaient à son oreille. L’homme ne tarderait pas à descendre. Elle l’avait entendu inspecter chaque recoin de la maison délabrée. Elle l’entendait se frayer doucement un passage au travers de ces multiples pièges et obstacles qu’elle avait pourtant pris soin de parsemer partout.
Elle connaissait chacun des objets qui la protégeaient. Cette lampe brisée, ce vieil aspirateur à la carcasse défoncée. Ces multiples lettres, dépliants, journaux, tickets qui étaient son armée de papier.
Un poème lui revint en mémoire.
En ces nuits où ces songes, subtils et profonds, révèlent l’abîme
dans la glaçante épopée qui s’anime,
me paraît voir une ombre, fugace ou entêtante.
Vaine fuite, dérisoire résistance, déliquescente inconscience
en ces moments de totale désespérance,
il n’est d’inutiles combats envers ce naufrage qui avance.
Elle ne se souvenait plus de l’auteur. Peut-être était-il d’elle après tout ?
– « Madame ? »
La voix étouffée par la distance et les monceaux d’objets qui la protégeaient paraissait plus proche. Il persistait à la chercher en se frayant un chemin dans le labyrinthe…
Christophe commençait à en avoir assez. Les cas sociaux, les femmes battues, les alcooliques, les toxicos et maintenant ça…une « Diogène » !
Marre et marre ! Il s’était engagé dans le social par conviction. Il avait le sentiment d’entraide chevillé au corps. Sa première femme, lassée de ses horaires aléatoires et de son implication auprès de marginaux avait fini par le plaquer. Il vivait seul maintenant, partageant occasionnellement le lit d’une collègue de travail.
50 ans, pas d’enfants, plus de passion, pas de projets ni de Rolex à son poignet. Bon, au moins le ratage était complet. Il rumina et tenta de se rasséréner en songeant à ceux et celles qu’il avait aidés.
Le signalement qui l’occupait aujourd’hui avait transité par d’autres bureaux, d’autres intervenants sociaux qui n’avaient ni le temps ni l’envie de s’occuper d’un tel cas. Ils connaissaient trop bien la situation.
Les « Diogènes » étaient des cas simples et compliqués à la fois. Simples car il était entendu que le mal dont ils souffraient imposait une prise en charge et une mise sous tutelle. Compliqués car il s’agissait de les déchoir d’une partie de leurs droits et de s’occuper ensuite de débarrasser le fatras dans lequel ils vivaient et dans lequel on retrouvait des immondices à foison. Ces dernières se mêlaient toutefois à des documents officiels, des papiers d’identités et il était indispensable de les trier.
Christophe atteignit enfin le rez-de-chaussée. Il avait dû se frayer un chemin parmi les cartons, journaux, sacs poubelles et livres usagés, pour parvenir à l’étage. Les deux pièces qu’il y avait trouvées étaient remplies d’objets et de détritus mais personne ne s’y cachait. Qui sait, l’odeur pestilentielle qui régnait dans le bâtiment pouvait tout aussi bien signifier qu’un cadavre était enseveli quelque part.
Il orienta sa lampe torche et fit un tour sur lui-même.
Rien. Ou plutôt rien de vivant.
– « Madame ? »
Sa propre voix le surprit. Elle paraissait étouffée par les montages d’immondices qui l’entouraient. Il s’accommodait tant bien que mal à l’odeur doucereuse et amère qui commençait à imprégner ses vêtements.
L’homme se rapprochait.
Il venait l’emporter. Peut-être la tuer qui sait.
Elle se retint de glousser. Bien du plaisir mon ami, bien du plaisir.
Dans la pénombre, deux yeux de verre la fixaient. Le reflet bleuâtre des leds de sa lanterne leur donnait un inhabituel éclat.
Le bas de la tête était formé d’un horrible trou noir. Sous le palais pendait une sorte d’armature en fer qui soutenait la colonne vertébrale et le haut du crâne du félin. Le pelage, infesté de mites, se répandait en lambeaux. Seuls les yeux, choisis dans une belle teinte jaune par un taxidermiste de talent, rendaient encore hommage au charme passé de ce chat.
Elle l’avait trouvé, déjà abîmé, voici une dizaine d’années, sur un bout de trottoir.
C’était un de ses premiers gardiens. Un de ceux qui l’avait protégé à l’inverse de tous les autres. Toute cette vermine qui passait dans la rue sans la voir, sans se préoccuper de ces voix qu’elle entendait de plus en plus souvent.
Les objets l’aidaient à calmer ces voix. Oh bien sûr ils parlaient parfois eux-mêmes mais enfin, ils étaient bienveillants et ne lui avaient jamais fait de mal. C’est même parfois eux qui l’incitaient à sortir mendier sa pitance.
Sans qu’elle ne s’en aperçoive sa main crasseuse, épuisée, aux jointures blanchies par l’effort, relâcha le couteau rouillé qu’elle tenait.
Il tintinnabula sur le sol carrelé de l’entresol où elle se terrait.
Le bruit fut à peine perceptible. Les sens en éveil de Christophe l’entendirent pourtant.
Très bien. Elle ne répondra pas. Elle a sans doute peur.
Deux solutions s’offraient à lui. Revenir avec un médecin et une assistante sociale pour la rassurer ou bien continuer de fouiller avec l’espoir qu’elle se montre raisonnable.
La journée était de toute façon perdue.
Il fit passer le faisceau de sa puissante lampe torche au ras du sol. Un coin à l’extrémité du mur, sous l’escalier qui montait à l’étage paraissait plus propre que le reste de la maison. Un lieu de passage sans doute ? Il se fraya un chemin et aperçut une trappe de bois qu’il entreprit de manœuvrer.
Un escalier vermoulu, moisi par l’humidité qui paraissait régner dans la cave, semblait l’inviter à descendre aux enfers.
Aucune lueur, aucun bruit, rien d’autre que la puanteur d’immondices gluants.
Il n’était pas humainement possible de laisser un être humain se terrer dans ce cloaque.
Doucement il entama la descente de l’escalier grinçant tout en balayant sa lampe sur les murs humides.
Soudain, alors qu’il n’était pas encore au milieu de sa descente, il vit une ombre se lever d’un bond et s’arracher du sol poisseux, tel un spectre effrayant.
Son cri de terreur irrépressible s’éleva dans la pénombre.
– « Je vous en prie, ne me faites pas de mal »
La voix du fantôme, expiée dans un souffle, le rassura instantanément. Il l’avait trouvée. Et elle avait besoin de lui.
Son visage partiellement caché par ses mains paraissait noirci par la saleté. Ses ongles longs et crasseux tout comme ses cheveux gris échevelés ne lui inspiraient aucun dégout. Ses haillons, sa silhouette voûtée et sa maigreur extrême saisissaient Christophe.
Ce n’était pas un monstre, c’était une femme malade. Et elle avait besoin de lui.
– « Madame je suis là pour vous aider, approchez n’ayez aucune crainte. »
Elle persistait à le regarder fixement, les lèvres fermées.
– « Allons, je ne vous veux aucun mal. Je me prénomme Christophe et je peux vous aider. »
– « Votre lumière, je vous en prie, éteignez votre lumière »
– « Très bien regardez, je vais la laisser allumée et la poser ici, derrière moi »
– « Sa lumière me fait mal, si mal »
Christophe posa alors la torche sur sa base, son faisceau orienté vers le plafond voûté de la cave.
– « Et ainsi ? »
La femme ne répondit rien.
– « Écoutez je vais continuer à descendre et m’approcher de vous. Si vous m’y autorisez, je vais vous aider à doucement sortir d’ici. Nous prendrons tout le temps nécessaire »
La silhouette qu’il devinait dans la semi-pénombre parut acquiescer.
Il avança sur l’escalier.
Avec une certaine jubilation elle apprécia la scène.
L’homme ne pouvait deviner qu’il manquait trois marches au milieu de l’escalier raide. Sa chute et le bruit de craquement osseux qu’elle entendit la rassurèrent.
Elle venait de récupérer un nouveau gardien.
Sa définition de la folie
« Le thème de la folie raisonne très fort en moi. Je ressens la folie comme un enfermement, constant ou passager, durant lequel tous les repères changent. L’esprit évolue dans un monde chaotique qui n’est plus géré que par des règles incompréhensibles. La folie peut être à la fois créatrice et destructrice. Dans la nouvelle que j’ai rédigé pour Litt’Orale je tenais à mettre en avant la différenciation entre un raisonnement logique (le travailleur social, qui est un peu nous, préoccupé par sa journée, ses problèmes courants) et la folie emprisonnant une femme, mais qui, à ses yeux du moins, agit comme une entité protectrice. Que ressentent les personnes qui ont sombré dans la folie ? Que voient ils ? Leurs sentiments, leurs regards sont ils exacerbés ou au contraires inexistants ? Enfin je voulais signifier l’angoisse profonde et la solitude qui accompagnent souvent les personnes qui ont sombré dans l’enfermement et l’isolement de la folie. »
Mal de crâne
de Irisyne

Mal de crâne d'Irisyne
On peut s’habituer à la douleur quand on a réussi à la dompter. Il m’arrive de l’oublier. Parfois, je peux même prévoir le moment où elle va décocher ses flèches. Je la connais bien. Elle est comme une maîtresse sadique. Au début, elle m’étreint doucement et puis sa force décuple. En me débattant je respire plus fort, mais pris dans un étau, je finis par rester immobile pour ne pas la mettre davantage en colère.
Tous les jours, je la guette. Ses attaques s’impriment dans ma mémoire et je me passe le film au ralenti. Elle me frappe toujours au même endroit. Elle s’infiltre insidieusement dans mon oreille gauche et j’entends un chuchotement dans mon tympan. Tout à coup, elle traverse furieusement ma tête et je ressens comme une décharge électrique qui m’arrache un hurlement. Elle ne me laisse aucun répit. Je la sens ronger mes chairs et dévorer mon cerveau, lentement. Je serre les poings sans crier. Mes traits se crispent. Parfois, je ne peux retenir quelques larmes.
Depuis quelque temps, la souffrance influence mes humeurs. Mon caractère s’en ressent. Quand j’étais enfant, lorsque la douleur devenait intolérable, je m’imaginais qu’un monstre se jetait sur mes soldats de plomb. J’étais à la fois fasciné et effrayé par cette masse informe, mi humaine mi animale qui soulevait mes jouets et grignotait leurs oreilles. Alors, je brisais la tête de tous mes soldats pour faire cesser ce carnage. Tandis que ma douleur s’effaçait, je ramassais les morceaux et rangeais méticuleusement les têtes fracassées sur une étagère.
Les choses se répètent sans cesse. Ces maux usent mon corps et je ressens beaucoup de lassitude. Vieillissant maintenant, j’ai plus de mal à gérer mon quotidien. Ma santé se dégrade. Je ne vois plus de médecin depuis longtemps. Aucun médicament, aucune thérapie n’a pu me soulager. Je vis avec mon mal, seul chez moi comme une bête sauvage. Ma mère est morte depuis dix ans. Mes amis se sont détachés de moi et de mon envahissante maîtresse. La nuit, une angoisse indicible m’envahit. L’obscurité est devenue une menace et je dors très peu.
Depuis quelques jours, mes douleurs s’accentuent et s’accompagnent de visions terribles. Des corps sans vie jonchent le sol. Des visages exsangues semblent peints sur les murs. Lorsque je m’assois dans mon fauteuil, j’ai parfois l’impression qu’un bras hideux m’enserre. Je hurle de frayeur et le membre sanguinolent se rétracte lentement. Le matin, dans ma douche, l’eau qui ruisselle sur mon corps tombe sur le carrelage et se transforme en flaques de sang.
Une autre chose étrange s’est produite récemment. Je ne supporte plus les miroirs depuis que j’ai aperçu mon reflet dans une psyché. Ma tête comme détachée de mon corps dodelinait au-dessus de lui, prête à tomber. La chose se reproduisit le lendemain lorsque je sortis dans mon jardin pour respirer l’air frais. Le soleil encore haut dans le ciel, diffusait ses rayons qui me réchauffaient. Je me sentais bien, serein et presque heureux. Avant de rentrer, je ramassai quelques mauvaises herbes qui poussaient le long du mur. Lorsque je me relevai, je vis mon ombre elle-aussi coupée en deux et la vision de ce corps segmenté me remplit de frayeur. Je courus, courus… et je m’enfermai chez moi.
Quand on ne parle plus à personne, on peuple le vide de fantômes. Toutes ces images effrayantes ne peuvent être que le fruit de mon imagination…
J’ai gardé de mon passé de militaire le sens de l’organisation, de l’ordre et j’applique encore ces principes dans ma vie de tous les jours. J’ai besoin de ranger mes idées, mes pensées comme ma maison. Envies incoercibles ou obsessions, je ne peux m’empêcher d’aligner au millimètre près les chaises et la table de la salle à manger comme les fauteuils et le canapé du salon. Je dispose mes objets préférés sur des étagères, par ordre de taille et de couleur. Je nettoie toutes les pièces quotidiennement, du sol au plafond. Ces activités, comme des rituels incessants m’épuisent et n’atténuent pas mes tourments. Lorsque ma tête explose, je dois fuir ma maison et courir, courir…
En vérité, je ne suis pas toujours passif face à la douleur. Parfois, je me révolte. Dans ces moments-là, au fur et à mesure que la souffrance s’intensifie, je peux sentir une rage indicible monter en moi. Cette sensation mobilise tous mes sens et décuple mes forces. Elle me prépare à l’attaque comme le soldat dans sa tranchée. Aucun obstacle ne peut se dresser contre moi. J’écarte mon amante cruelle. Elle voulait me dominer, m’anéantir. Elle semble n’avoir plus de prise sur moi. Une décharge d’énergie nerveuse m’envahit. Je suis prêt pour le combat.
Rien ne peut m’arrêter. Je marche au pas dans la campagne. Les arbres portent leur toit touffu dense et noir. Je m’enfonce dans la forêt. Le vent ramène les odeurs du sol mouillé et de la mousse que je piétine. Je lève le visage pour mieux humer les senteurs que la terre exhale. Poussé par une force irrésistible presque animale, l’oreille aux aguets, je peux me jeter dans un fossé dès le moindre tressaillement de l’air. L’atmosphère étrange de la forêt ranime mes sens et me stimule. Je remplis l’espace. Mon ombre est partout. Elle recouvre le sentier et se prolonge sur les arbres. Je deviens léger comme l’air. Je disparais derrière un taillis et traverse un chemin puis un autre et je me glisse dans la nuit.
Lorsqu’une heure plus tard, j’atteins l’orée de la ville, j’ai repris mon apparence habituelle, disciplinée, correcte. L’environnement ici, me paraît si vulnérable. Des jeunes filles me croisent en riant. Des enfants jouent dans les rues. Je souris nerveusement à une vieille dame qui porte un cabas trop lourd.
Le côté obscur de la ville m’attire davantage et je m’infiltre dans les ruelles désertes. Je ne suis plus cette plaie vivante. Une entité invisible ordonne mes mouvements et mes actes. La douleur qui me tenaillait a laissé la place à d’autres sensations. Si ma maîtresse a retiré la chape de plomb qui me recouvrait, elle a pris un nouveau visage plus cruel encore, celui d’une justicière.
La peur et les angoisses ne m’envahissent pas lorsque ma colère se libère. Je m’approche à pas feutrés d’un vieil immeuble peu éclairé et me glisse dans l’entrée. Je sens couler en moi un accès de rage. Une force bestiale me projette dans l’escalier. Je sais ouvrir les portes sans faire de bruit…
Avant même qu’elles ne comprennent, je me rue sur mes victimes et les saisis à la gorge. Trop effrayées pour résister et pour hurler, elles tombent avec moi sur le sol. Je suis rapide et mes gestes sont précis. À peine entendent-elles le crissement d’une lame qui résonnent dans leur tête lorsque j’entaille leur cou. C’est fini. Parfois, leur corps s’agite encore de quelques soubresauts. Je fixe leur bouche tordue et leurs yeux révulsés qui ont figé à jamais une dernière image : celle d’un visage rempli de haine. Je regarde autour de moi. Le carrelage a viré au rouge. Dans la lutte, une chaise est tombée sur le sol. Je dois tout ranger rapidement et nettoyer sans faire de bruit.
Quelques minutes plus tard, je marche dans la rue emportant avec moi un sac dans lequel j’ai déposé la principale pièce qui témoigne de mon crime. Le remords ne me harcelle pas. Je ne crois en rien. Ni à Dieu ni au diable. Je suis vidé de tous sentiments et de toute pitié. Tuer me fascine. Saisi de vertige, je me jette sur ma victime. Je la serre contre moi et m’effondre sur elle. Mon poids écrase son corps. Sa bouche s’ouvre sur un cri étranglé et son regard terrorisé s’enfonce dans le mien. En même temps que j’ôte sa vie, j’extirpe ma propre douleur. Je me libère de mes tourments et des maux intolérables qui me rongent. Ce moment est unique, intense. La vie qui s’échappe dans les yeux de l’autre et la vue du sang me grisent. Je ne peux plus m’en passer.
Cette nuit-là, une vieille dame rentrait chez elle. Elle portait à son bras un grand cabas rempli de victuailles qui ralentissait ses pas. L’immeuble ancien sans ascenseur dans lequel elle venait de pénétrer abritait ses souvenirs d’enfance, de jeune femme et de grand-mère. Sur le chemin, elle avait croisé la mort qui lui avait souri. Qui pourrait soupçonner de ce crime un valeureux militaire plusieurs fois décoré ? Je n’ai jamais eu l’inquiétude d’être pris.
La ville est derrière moi. Je serre le précieux paquet sous mon bras et traverse à nouveau la forêt. Mes bottes écrasent le sol. Des branches feuillues me frôlent au passage. Le cri lugubre d’un oiseau rompt un instant le silence de la nuit. Les lueurs de la lune se lèvent derrière moi lorsque j’entre dans une nappe de brume. Je suis fourbu et j’ai hâte de rentrer.
Est-ce la fatigue ou le brouillard qui ne se dissipe pas ? Je viens de trébucher. Le corps en avant, je manque de tomber. En essayant de libérer mon pied coincé sous une racine, je sens une main invisible emprisonner ma cheville. Je veux me dégager mais des doigts crochus s’enfoncent dans ma chair. Je hurle de rage et décoche un coup de pied brusque. La main se retire et s’enfonce dans la terre.
J’ai toujours eu l’impression que mon imagination s’égarait dès l’apparition d’un fait insolite mais, cette fois-ci, mes visions se sont accompagnées d’une réelle souffrance. Je sens ma cheville s’embraser. Sous la douleur, le fil de mes pensées se dilue… Je poursuis ma route comme un somnambule avec la sensation que mon pied racle le sol. Un malaise m’envahit. Les arbres semblent se rapprocher sur moi comme des spectres menaçants. Terrorisé, je dévale le chemin qui me ramène chez moi.
Les masses sombres qui me suivent avalent tout sur leur passage. J’entends à la fois un grondement sourd derrière moi et le souffle de ma respiration haletante. Je cours de plus en plus vite.
Lorsque je réussis à rentrer chez moi, je ferme la porte et me barricade. En quelques secondes, l’extérieur de la maison est plongé dans un agrégat de poussières noires. D’où viennent ces visions effrayantes qui me persécutent ? Suis-je fou ? Je suis si las et toujours en vie. Pourtant tout en moi sent la mort.
Dehors, les créatures monstrueuses qui ont englouti le paysage se cristallisent progressivement comme un magma. Des visages hurlants se dessinent alors sur les vitres des fenêtres. Je ne peux supporter ces masques d’horreur. Je dois m’échapper, courir encore et me réfugier dans mon antre.
Je me rue dans le salon. Lorsque j’arrive devant la bibliothèque, je regarde autour de moi. Quelque chose se prépare mais je ne veux pas céder à la peur qui m’assaille sinon cette entité invisible aura ma peau. Je combattrai jusqu’à la fin.
J’arrache le tapis qui couvre le plancher et soulève une trappe. Je m’y engouffre. Avant de la refermer, j’ai le temps d’apercevoir une vague de ténèbres déferler dans la pièce.
Au bas de l’escalier, j’allume deux lanternes. Elles éclairent une cave souterraine aménagée. Au fur et à mesure de mes escapades nocturnes, je l’ai transformée en un lieu sacré. Sur les étagères qui couvrent toute la longueur des murs, j’ai disposé mes trophées. Je pose mon regard sur le paquet que je tiens dans les mains. Je retire le sac et redécouvre la tête sanguinolente de ma dernière victime. Son œil droit est clos et sa bouche tordue forme un rictus. Je la soulève et la dépose lentement sur le sépulcre. Je n’aurai pas le temps de m’en occuper…
Au-dessus de moi, j’entends les rugissements du monstre qui me poursuivait. Je voudrais m’asseoir pour me reposer mais je reconnais déjà le murmure de ma vieille maîtresse qui chante dans mon oreille gauche et une douleur fulgurante me transperce le crâne. Elle est revenue encore plus avide et vorace. Elle me tient entre ses mains et je n’ai plus la force de hurler. Je tombe à genoux et me tords de douleur. Des larmes coulent sur mes joues.
J’entends des craquements autour de moi. Mon visage se crispe. Je lève péniblement la tête. J’étouffe un juron lorsque mes trophées se détachent des étagères et se brisent sur le sol… Bocaux cassés, débris de verre et têtes humaines jonchent le sol. Je me lamente. Je maudis cette douleur qui me persécute. Je vis un cauchemar continuel. Plutôt mourir que de subir ce supplice
Je tressaille lorsque les têtes se soulèvent une à une puis commencent à tournoyer autour de moi dans une farandole de la mort. Visages tuméfiés, déformés, plissés de rides, faces livides, figures boursouflées se présentent devant moi. Je lis encore la peur dans leur regard. Leur bouche s’ouvre et pousse des cris d’horreur. Je tape sur mes tempes et je prends à témoin tous ces masques hideux : « C’est elle ! Je ne voulais pas. Elle m’oblige. C’est elle ! »
Toutes les têtes me regardent, hommes, femmes, enfants. Elles réclament justice. Epuisé, incapable de me relever, je m’effondre sur le sol. Les cris s’arrêtent. J’entends un grand bruit à l’étage et la trappe s’écroule. Les têtes disparaissent au fond de l’hypogée. Je me soulève et m’appuie sur les avant-bras. J’ai juste le temps d’apercevoir la gueule du monstre qui se jette sur moi.
Sa définition de la folie
« La souffrance, cet élément de la condition humaine date de la nuit des temps. Elle peut devenir une douleur incommensurable et conduire à la folie. Des forces obscures prennent le contrôle de ton cerveau. Tu veux te débattre, mais peu à peu, tu ressens un grand épuisement comme si tu ne pouvais plus diriger le gouvernail de ta vie, et tu assistes en spectateur impuissant à ta propre destruction ou… à celle des autres… »
La version écrite du texte n’est pas disponible.
Sa définition de la folie
« La folie, c’est lorsque nous ne faisons plus la différence entre notre réalité interne et la réalité externe, autrement dit lorsque nous ne parvenons plus à distinguer ce qui est créé par notre esprit de ce qui nous est transmis par nos perceptions. Il y a des folies passagères et des folies durables. Le poète flirte avec les folies passagères. (« Qu’est-ce qu’un beau poème, sinon une folie retouchée ? » a dit Gaston Bachelard). Dans le cas des folies durables, il n’y a plus de poète. Les mots ont perdu leurs ailes et la souffrance, souvent déniée, est abyssale. »